Un lieu de Culture réputé au cœur de la Ville
Avec ses cafés, restaurants et commerces réputés, Saint-Gilles fut longtemps un quartier animé, où se côtoyaient toutes les couches sociales de la ville, des bourgeois aux étudiants, venus faire leurs courses, prendre un verre ou… assister à un spectacle au 104.
À la grande époque, cette salle de prestige accueillait en effet tout ce que la Belgique et la France comptaient d’artistes renommés, drainant un public varié et avide de théâtre, de musique, de conférences ou de cinéma.
Elle fut ainsi un moteur puissant dans la vie économique, et dans la vie tout court, de cette rue emblématique qui rayonnait sur tout le centre de Liège et dont la lente agonie a coïncidé avec la fermeture du 104.
Mais connaissez-vous l’histoire de ce lieu extraordinaire et de ses origines ?
Une double vocation pédagogique et sociale
En construisant la grande salle en 1896 à la lisière nord de la propriété du Collège
Saint-Servais, les Jésuites poursuivaient deux objectifs.
Tout d’abord, ils désiraient pouvoir réunir le millier d’élèves que le Collège comptait alors
pour certaines occasions pédagogiques comme la proclamation des classes le jour de la
rentrée, les représentations de la « pièce des Rhétos », outil majeur de leur pédagogie, ou des réunions d’anciens élèves (l’Association des Anciens du Collège, créée vers 1905, imagina rapidement d’organiser un banquet annuel de retrouvailles, dans la grande salle - une festivité qui perdure encore de nos jours !).
Second objectif : disposer d’une grande salle à la disposition du monde chrétien…
mais aussi de la Ville tout entière. Le besoin était criant : à la fin du XIXe siècle, la déplorable condition ouvrière dans la région liégeoise, le pénible travail des femmes et des enfants dans les mines de charbon et les usines posent un problème grave. Des Congrès sociaux sont organisés afin de réfléchir aux moyens d’améliorer le sort du monde ouvrier. Dans un premier temps, les Jésuites avaient mis les réfectoires du Collège à la disposition de ces Congrès en 1886, 1887 et 1890. Mais ces espaces étaient trop petits, tant l’affluence était grande. Il fallait donc construire.
Une charpente métallique innovante (1896)
La grande salle est érigée en 1896 par les Jésuites selon les principes de construction
de l’époque. Elle pouvait recevoir de 2 à 3000 personnes : aucune autre salle à Liège ne
pouvait rivaliser avec elle.
La méthode de construction était innovante et audacieuse. On est en pleine découverte
des propriétés des poutrelles métalliques rivetées à chaud, grâce auxquelles il devenait
possible de créer des bâtiments légers et élégants de grandes dimensions (la tour Eiffel à Paris date de 1889), avec de vastes verrières pour faire entrer la lumière naturelle : l’électricité en effet - invention récente - n’était pas encore disponible au Collège et la grande salle devait pouvoir être éclairée à la lumière du jour. L’électrification ne sera disponible pour ce vaste ensemble qu’après la 1ère guerre mondiale.
Les particularités de la grande salle à sa construction
Equipée pour le théâtre, tel que pratiqué à la fin du XIXe siècle et alors que l’électricité n’est pas encore disponible au quotidien, la scène comporte une scénographie très complète et typique de cette époque, avec des costières distantes de 1 mètre 50, autrement dit des fentes pratiquées sur toute la largeur de la scène permettant d’avancer des panneaux ayant pour but de masquer les coulisses aux spectateurs. Ces panneaux sont supportés par des chariots qui roulent sur des rails dans les « dessous de scène », d’où ils étaient manœuvrés : ce sont les chariots de costières, toujours bien présents aujourd’hui et qui constituent un véritable élément d’archéologie théâtrale.
Les espaces entre chaque costière s’appellent des « rues » en jargon scénographique.
Ils étaient constitués d’une succession de plaques de plancher amovibles appelées trapillons
ou trappes, que l’on pouvait déplacer pour les besoins de la mise en scène et même pour
l’installation d’un escalier descendant sous le plateau.
Malgré les transformations du bâtiment, ces costières ont été préservées : « la machinerie » historique est toujours présente sous le plateau.
Par ailleurs, les coulisses sont équipées d’un complexe de loges à balcons en bois tout
à fait remarquable, épousant la forme triangulaire caractéristique de l’arrière du théâtre. Ces
loges uniques sont encore présentes en 2023 et sont un témoignage précieux du passé.
Quant à la salle proprement dite, elle fut jusqu’en 1954 totalement vide de tout
mobilier fixe. Chaises - et éventuellement tables - étaient amenées et retirées au gré des
besoins du moment : théâtre, conférence, réunion d’élèves, banquet...
Les deux annexes présentes à jardin et à cour étaient en outre dotées de volets
mécaniques amovibles du côté de la grande salle : ils pouvaient au besoin être ouverts, afin de
l’agrandir et d’atteindre la jauge maximale de 3000 personnes.
Les Jésuites avaient ainsi conçu un grand espace modulable pour leurs besoins
pédagogiques, tout en l’ouvrant à ceux du monde extérieur.
Un hôpital militaire (1914 et 1918)
Le 2 août 1914, un ultimatum allemand contre la Belgique est lancé par l'Empire
allemand. Celui-ci exige que la Belgique laisse passer l'armée allemande sur son territoire afin
de pouvoir attaquer la France. Avec courage, la Belgique refuse cet ultimatum le 3 août, au
nom de sa neutralité perpétuelle.
Le même jour, la Croix Rouge de Belgique, prévoyant l’imminence de la guerre,
réquisitionne les bâtiments du Collège Saint-Servais. Le lendemain, 4 août, la Belgique est
envahie et la ceinture de forts de Liège tente de résister à l’envahisseur. Les blessés
commencent à affluer au Collège, notamment suite aux combats du Sart-Tilman et dans les
forts : 191 militaires belges blessés y sont déjà soignés le soir du 5 août.
Des lits sont installés dans la grande salle, des salles d’opération sont aménagées au
grand parloir du Collège et dans la salle de récréation des Pères. Dans un petit parloir, un
médecin réalise même les premières (!) radiographies. Le 13 août arrivent les blessés du fort
de Chaudfontaine, atrocement brûlés.
Le 18 août, les Allemands, vainqueurs de la place de Liège, imposent un médecin
militaire de leur armée comme directeur du centre de santé établi au Collège. Malgré tout, un
père jésuite parvient à assurer un service automobile pour récupérer des soldats français
blessés en Ardenne.
L’hôpital de campagne du Collège Saint-Servais soigna ainsi les blessés des deux
camps sans distinction… jusqu’à sa fermeture le 10 novembre 1914. À cette date, 600 blessés
avaient été accueillis : une bonne moitié de Belges, un tiers d’Allemands et quelques Français.
Vingt-deux blessés y perdirent la vie.
Fin janvier 1915, le collège put rétablir les cours.
Enfin, en octobre 1918, les Allemands réquisitionnèrent à nouveau le Collège pour y
rétablir l’hôpital de campagne qui devait leur servir lors des grandes offensives qu’ils
projetaient encore : les élèves et les professeurs durent évacuer les bâtiments. Mais ces
offensives n’eurent finalement pas lieu : le 11 novembre, l’Armistice était proclamé !
Le Cinélux (1954)
La grande salle voit ses espaces se redéfinir de manière radicale lors d’une grande
transformation en 1954. Les galeries du premier étage et les balcons latéraux disparaissent, tandis que les superstructures métalliques d’origine se retrouvent désormais dissimulées.
Le rez de chaussée est complètement isolé : les poutrelles métalliques de 1896 sont
habillées de matériaux destinés à occulter et insonoriser la salle pour y projeter des films. Une moquette de couleur rouge est posée au sol, tandis que 662 sièges sont installés : il semble que ceux-ci aient en partie été financés par les parents des élèves internes du Collège, à qui la Direction avait promis d’organiser désormais des séances de cinéma. Une manière de les occuper intelligemment en soirée… mais surtout de les initier à ce « septième art ».
Les espaces latéraux à la grande salle sont transformés en locaux plus petits : vestiaire
et toilettes d’un coté, foyer de l’autre. Ces modifications permettent en outre la création de
locaux annexes, comme à l’étage la salle de dessin ou, de l’autre côté, les locaux qui
abriteront au deuxième les classes de 7e préparatoire, devenues ensuite un local de musique.
La grande salle prendra bientôt le nom de « Cinélux », avec l’objectif de toucher de
nouveaux publics. D’abord accessible aux élèves internes, qui pouvaient ainsi bénéficier de
séances de cinéma, la salle le fut rapidement aux autres élèves, puis à leurs familles et enfin au grand public.
Dans les années soixante, le Cinélux bénéficiera d’une véritable programmation
ouverte sur la Ville. Des séances familiales du week-end seront organisées, la télévision
n’étant pas encore dans tous les foyers. Il y aura aussi les « mercredis du cinéma », ciné-club organisé pour présenter des films d’avant-garde suivis d’un débat, souvent animé par des professeurs du Collège initiés au 7ème art, avec des invités extérieurs. Ces rendez-vous
devinrent un véritable « must », au point de faire salle comble.
Le Cinélux a perduré jusqu’aux années nonante, avec des séances les lundis, mardis et
mercredis soir. Les volumineuses bobines de films arrivaient le plus souvent de Bruxelles, par porteur, en train, dans de grandes valises, jusqu’à la gare des Guillemins… juste avant l’heure de la séance… Elles devaient être renvoyées à Bruxelles, par le même chemin et selon le même procédé.
Cette activité « cinéma » pour le grand public finira par disparaître : en ville, des salles
à l’équipement plus moderne, avec lequel le Cinélux ne pouvait plus rivaliser, avaient pris le
relais.
Une salle mythique pour de grands noms du spectacle
Ces années virent également défiler une foule d’artistes : chanteurs, comédiens,
fantaisistes de Paris et d’ailleurs. C’est ainsi que Michèle Morgan, Jean Marais, Jean Piat,
Raymond Devos, Francis Perrin, Léo Ferré, Hugues Aufray, Annie Cordy et tant d’autres
foulèrent les planches du 104. L’adieu des Frères Jacques, l’adieu des Compagnons de la
chanson, des conférences et des rencontres avec Philippe Bouvard, Jacques Martin, Claude
Rich ou Jacques Dufilho ; Sim, Jackie Sardou, Robert Lamoureux, Jacques Balutin, Francis
Perrin, Roger Pierre et Jean Marc Thibault, Les frères Taloche... Que de noms célèbres consignés dans les livres d’or que Christiane Dandoy faisait patiemment signer aux artistes !
À ce moment, le 104 était pour ainsi dire plus connu à Paris qu’à Liège ! Combien de
fois un courrier n’est-il pas parvenu avec pour toute adresse : « 104 Liège Belgique ». La
maîtrise de l’équipe technique était telle que les techniciens français se refilaient l’info : « À
Liège, au 104, tu n’auras pas de problème ! ». Marco Gomez, qui s’occupait des éclairages,
avait la réputation d’être un « pointeur des plus rapides ». Et pourtant, l’outil était difficile, il
demandait beaucoup de main-d’œuvre et de bonne volonté, mais c’est aussi cela qui en faisait la réputation, puisque personne ne calculait ses heures, chacun étant là pour son plaisir.
Pendant toutes ces années, le 104 était devenu une des salles de spectacle les plus
fréquentées de Liège. Le Forum était en pleine rénovation, il y avait eu un incendie au
Trocadéro, l’Opéra ne voulait plus accueillir les célèbres Gala Karsenty-Herbert… tout cela
laissait la part belle au 104.
Une fin… provisoire (1997)
Au milieu des années nonante, la concurrence avec les autres salles devint de plus en
plus rude. Au lieu de prendre un abonnement omni-spectacles au 104, le public avait de plus en plus tendance à « panacher » ses choix. Les cachets des artistes se révélèrent de plus en plus élevés… Comment lutter avec des salles subsidiées ?
En 1997, il fallut se résoudre, pour des problèmes de trésorerie notamment, à diminuer
le nombre de spectacles et puis finalement à arrêter l’exploitation. Maintenue en état de
marche, mais entrée en léthargie, la salle ne servit plus que pour les élèves du Collège.
Le début d’un long sommeil… dont le 104 est aujourd’hui prêt à sortir !
Roland Marganne
Professeur de Lettres classiques
et d'Histoire
au Collège Saint-Servais
Avec le soutien du Plan de Relance de la Wallonie